Les souvenirs de Michel Berntein, tels qu'ils furent publiés en 2004 et 2005 sur le site www.abeillemusique.com
A l’époque où j’ai conçu Astrée, mes pôles d’intérêt concernaient avant tout le clavecin et l’orgue, la viole de gambe et le luth : c’étaient par excellence les instruments du XVIIe français.
À l’origine, Astrée portait en sous-titre cette profession de
foi : « Deffense & Illvstration de la Mvsiqve Française », calquée sur le manifeste de Du Bellay et conservée sur les trente-neuf premiers disques publiés. Ces choix instrumentaux étaient défendus par des artistes de tout premier plan qui ont pris place face à l’histoire par la nouveauté des conceptions qu’ils ont su développer.
Le clavecin, il est vrai, avait déjà depuis un certain temps ses lettres de noblesse. Redécouvert au temps de l’Encyclopédie Lavignac par la pianiste polonaise installée en France Wanda Landowska, personne ne contestait plus, en 1975, qu’il soit l’instrument approprié pour traduire Bach, Couperin, Rameau et même Scarlatti.
J’eus la chance de rencontrer Blandine Verlet au moment où elle se vouait aux compositeurs sensibles et subjectifs et, si elle fut un temps en butte à l’hostilité du petit monde des jeunes loups de la musique ancienne, dont les longues dents se gaussaient de ses inégalités d’humeur, de son langage verbal pas toujours très chatié (plus mousquetaire qu’abbé de Cour) et qui prenaient leur pied à la déstabiliser en concert, elle a su depuis trouver la reconnaissance des amateurs, même si sa nature farouche la prive des relations humaines qu’un artiste ne peut éviter de cultiver.
L’orgue était une autre affaire
On se souvient encore que, jusqu’à l’immédiat après guerre, l’orgue dit «symphonique» régnait en maître dans les églises et les conservatoires. C’était un mastodonte tour à tour onctueux ou terrifiant, faisant trembler les voûtes des vastes églises mais parfaitement impropre à restituer le répertoire polyphonique. On sait que j’ai réalisé près de quarante disques analogiques avec Michel Chapuis, le grand recréateur de l’orgue français des XVIIe et XVIIIe siècles. Finn Viderø au Danemark, Helmut Walcha en Allemagne avaient suivi des voies parallèles pour ce qui concernait les répertoires germaniques nordiques. Mon insistance permit de mener à bien les intégrales de Bach, puis de Buxtehude, pour ne pas parler de Grigny, Roberday, Bruhns, Du Mage, Clérembault, alors même que les plus fidèles admirateurs de Chapuis m’avaient averti qu’il ne mènerait rien à sa fin.
Mais Michel Chapuis et Blandine Verlet étaient actifs avant la création d’Astrée. L’élément déterminant sera la rencontre de Jordi Savall et son projet de musique française pour la viole, une découverte d’un répertoire de premier plan pratiquement inconnu, par un artiste virtuose – finies les fausses notes de la viole lorsque ceux qui la maniaient n’étaient souvent que des laissés pour compte du violoncelle – passionné, capable de la plus extrême tension jusqu’au plus infime murmure, et possédant au suprême degré l’art de communiquer avec son public. Combien de nuits d’enregistrement avons-nous terminées à l’aube, devant un solide petit déjeuner, après que Savall eut joué ces musiques qui, disait-il, «ne doivent être écoutées qu’après minuit, lorsque l’on est seul avec soi-même dans le silence».
J’eus également l’occasion, à la faveur des enregistrements de Jordi Savall, de connaître Hopkinson Smith, à qui je proposai – chose qui ne s’était jamais conçue auparavant – de consacrer un disque à trois Suites de la Réthorique des Dieux de Denis Gaultier, une musique que personne n’avait entendue depuis le siècle de Louis XIV.
Mais si j’avais beaucoup de travail avec les quatre musiciens dont j’ai fait mention, il m’apparut bien vite qu’il faudrait trouver un violoniste qui se situe techniquement et artistiquement au niveau des artistes dont je disposais déjà. Certes, je connaissais Sigiswald Kuijken, de renom et personnellement, mais ses activités l’avaient déjà engagé auprès d’autres firmes et je ne pouvais à cette époque penser qu’il signerait un jour de magnifiques enregistrements pour Arcana.
En quête d'un violoniste italien
Par ailleurs, les années 1975 étaient, mis à part le travail qu’Astrée vouait à la France, placées sous le signe des musiciens anglo-saxons et néerlandais qui pratiquaient une sorte de terrorisme musical nordique. L’Italie ne présentait personne alors qu’elle avait dans le passé joué un si grand rôle par son répertoire, son sens de la beauté et son influence.
Si l’on y regarde d’assez près, on pourra même s’étonner que ce pays, qui a participé si activement à la création du langage instrumental du XVIe au XVIIIe siècle, qui a dominé toute l’Europe, notamment la musique française et la musique autrichienne, qui a si profondément marqué Bach, mais aussi Buxtehude, et même annoncé Mozart, on peut s’étonner, dis-je, que l’Italie ait renoncé à toute musique instrumentale au seul bénéfice de l’opéra de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle, laissant alors sa place à la musique germanique puis, plus tard, à la France colorée par l’œuvre des Russes et particulièrement Moussorgsky.
Or, avant d’être le pays de l’opéra, l’Italie fut celui du violon. De la musique de violon, des violonistes virtuoses, et des facteurs universellement renommés. Et voilà qu’en 1975 il me semblait impossible de faire jouer cette sublime musique italienne – et son héritière, la musique française – par un violoniste habile et inspiré doté de la connaissance des techniques et des pratiques d’époque, capable de convaincre et d’émouvoir nos contemporains.
En ce temps là, le violon était résolument moderne et les musiciens de qualité que je rencontrais parlaient avec dédain des «baroqueux» (quel adjectif meurtrier et vulgaire !) sans se rendre compte qu’ils aspiraient justement à posséder un instrument de valeur, remontant à l’époque de la suprématie de la facture italienne. S’ils tentaient de jouer à la manière baroque, c’était pour dire que décidément ça ne pouvait pas se comparer, sous-entendant que c’était primitif. Dans les meilleurs cas, ceux des violonistes modernes qui jouaient parfois un peu de musique baroque se justifiaient en disant suivre ainsi la mode. C’est dire leur peu de conviction.
La découverte Enrico Gatti
Cependant, la lumière vint d’Italie, mais seulement dans les années 1980, quand une nouvelle génération assuma la découverte de son patrimoine. J’ai dit plus haut que Fabio Biondi avait été une tentative qui n’était pas sans séduction. C’était surtout acte de volonté d’un musicien qui était instinctivement porté vers le romantisme tardif et la musique plus proche de notre temps. Mais la demande de baroque étant beaucoup plus forte, Biondi se voulut baroque.
Il m’intéressait cependant de trouver le violoniste italien qui serait pour son patrimoine l’équivalent de Jordi Savall pour la viole française. C’est-à-dire un musicien qui cherche, qui pense, qui s’identifie au climat de la composition et qui ne considère pas le baroque comme un pis-aller à la mode mais bien comme un art hautement élaboré, d’une qualité supérieure, comme la manière la plus belle et la plus efficace de rendre justice aux chefs-d’œuvre du passé.
Plusieurs violonistes italiens apparurent à partir des années 1980, tous préoccupés à interpréter avec brio le répertoire du XVIIIe siècle. Mais celui qui me sembla le plus important, dès que j’eus l’occasion de l’entendre, ce fut Enrico Gatti. D’abord parce que, signe d’une forte personnalité, il me dit dès le départ qu’il n’était pas comme les autres italiens. Ensuite parce que Klaus Neumann qui le connaissait bien loua son honnêteté intellectuelle. Mais surtout parce qu’il se vouait corps et âme à la musique de son patrimoine non comme moyen de faire carrière mais comme une finalité artistique.
Pour ce faire, Enrico Gatti a, dès le départ, cultivé une technique appropriée et une sonorité reconnaissable entre mille et qui n’est comparable à nulle autre. En somme Gatti s’est défini des objectifs et toute sa quête est de tenter de s’en rapprocher par ses propres moyens. Il n’est le produit ni des écoles russes ni des américaines. Tout juste a-t-il travaillé un peu avec Sigiswald Kuijken et Chiara Banchini qui lui a longuement parlé de son propre maître, Sandor Végh. Toutes les autres caractéristiques de Gatti sont le résultat de la confrontation entre son tempérament et ses propres recherches. On l’aura compris, le violoniste est d’abord un penseur, qui se pose des questions et cherche à y répondre.
Aussi le lecteur aura compris qu’Enrico Gatti ne s’inscrit pas dans le schéma d’une carrière traditionnelle. D’ailleurs peu lui chaut la carrière. Ce qui l’intéresse, c’est la musique qui lui parle au cœur et à l’esprit. Rien n’est plus étranger à Gatti que la violence, au point que, s’il adore Mozart, il éprouve quelque peine à suivre Beethoven dans ses accents abrupts. Dix-septièmiste par excellence, Gatti excelle à restituer dans toute sa splendeur la «cantabilita» italienne et ses prolongements dans les répertoires transalpins.
À peu près tous les violonistes italiens du baroque sont venus chercher chez lui les recettes pour bâtir en vitesse une carrière «authentique». Mais ils ne lui sont guère reconnaissants et transforment en travers les traits de caractère par quoi son art est devenu essentiel. Tous croient clore le chapitre en affirmant qu’il est davantage penseur que violoniste, comme si la pensée était incompatible avec le jeu. C’est oublier un peu vite que certaines musiques ont trouvé en Gatti un interprète incomparable et inégalé. C’est aussi faire peu de cas de son activité pédagogique. C’est enfin ignorer le fait que d’aucuns le tiennent pour le meilleur chef d’orchestre baroque, le seul à posséder l’élégance de la gestique même s’il ne dispose pas d’un ensemble permanent qui lui soit attaché. Mais pour l’avoir entendu à l’issue d’un stage rassembler des musiciens d’origines et de talents divers monter une pièce d’orchestre de Jean-Ferry Rebel avec la maîtrise d’un dirigeant de la Philharmonie de Vienne, je peux témoigner de la perte pour la musique de le voir si rarement diriger.
Est-ce à dire que tout est parfait ? La lumière suscite évidemment sa part d’ombre. Enrico Gatti est un musicien solaire et lumineux, adepte de la lenteur comme moyen de prendre le temps de vivre et d’apprécier. Par certains côtés il est ombrageux, susceptible et quelque peu écorché. Lui qui sait être la séduction même peut aussi se replier sur lui-même, souffrir en silence et même pratiquer la plainte. S’il aime à déguster la saveur de l’existence, à pratiquer une cuisine – italienne bien sûr – d’un raffinement exquis, à traiter noblement ses amis dont certains lui sont d’une absolue fidélité, il est parfois difficile de tisser avec lui des relations humaines constantes dans le travail et je l’ai entendu parfois détruire verbalement tout ce qui avait trait à son art, lui-même compris. C’est dire ainsi qu’Enrico Gatti n’est pas un musicien de tout repos.
Enrico Gatti sur Arcana
La collaboration entre Enrico Gatti et Arcana a débuté par un enregistrement Veracini qui culmine par l’étonnante Sonate XII du Deuxième Livre. Quelques années plus tard, Enrico signait un album de Sonates de Tartini, autre compositeur cher au cœur de l’artiste. Entre les deux, Enrico avait enregistré les Six Sonates opus 1 de Mozart que la critique a placé – symbole particulièrement laudateur – dans le sillage des enregistrements mythiques d’Arthur Grumiaux et Clara Haskil. Mais peut-être est-ce par son approche, à deux reprises, d’Arcangelo Corelli, qu’Enrico Gatti a marqué de son empreinte l’histoire de l’interprétation. Auparavant Corelli passait pour un compositeur d’une haute tenue sans doute, mais plutôt placide et académique. Il ne comptait nullement auprès du public parmi les favoris de l’école italienne même si, en son temps, il avait été le maître le plus admiré et révéré. Soudain Gatti vint et signa d’abord une intégrale des Sonates d’église, opus III, qui rencontra un accueil triomphal, lequel tend à se reproduire pour l’opus V, ce corpus fondamental pour tout violoniste.
Aujourd’hui Enrico Gatti devra concrétiser les projets élaborés de longue date avec Arcana autour de Couperin et Leclair, deux compositeurs français qui s’inscrivent dans la filiation des Italiens. Mais j’espère aussi qu’il tiendra à réaliser l’album que tous les musiciens et les amateurs attendent de lui : les sonates opus IV de Corelli, les sonates de chambre. Mais dès à présent, le bilan est plus que positif et je me sens rempli d’une légitime fierté depuis le jour où le musicien m’a écrit : « c’est chez Arcana que j’ai réalisé mes plus beaux disques ».
MICHEL BERNSTEIN